À Dijon, le Quartier Libre des Lentillères résiste face au béton

Salut ! Je suis Martin et j’ai la chance de réaliser un service civique avec Les Chemins de la Transition et la Coopérative Oasis sur le chemin des écolieux à vélo. Je termine mes études d’ingénierie au cours desquelles j’ai pu découvrir et explorer le mouvement low-tech qui m’inspire beaucoup, notamment autour des questions d’autonomie et d’organisations sociales.
En longeant le Rhône puis la Saône, j’atteins le Quartier Libre des Lentillères à Dijon. Les terres de cette zone sont occupées illégalement pour protéger les dernières terres maraîchères de la ville de Dijon face à un projet de construction d’un « écoquartier ».
La veille de mon arrivée, cela faisait exactement 15 ans que la lutte avait débuté.
Au sein de la friche, environ 80 personnes habitent et de nombreuses autres s’ajoutent pour participer aux activités du lieu. Tout ce qui y est proposé est à prix libre ou gratuit dans une logique d’autonomisation collective face au monde capitaliste. Cet espace merveilleux, ouvert à tous et toutes, est soumis à une constante pression de la ville. Cette dernière a abandonné le projet initial mais maintient la volonté de bétonner 1,14 hectare du quartier.
À l’occasion d’un incendie fin janvier, la mairie est venue sur place et en a profité pour relayer dans la presse des commentaires très dégradants et malhonnêtes à l’égard des Lentillères. De plus, l’électricité qui avait logiquement été coupée durant l’incident et la ville n’a a priori pas souhaité réalimenter une grande partie de la friche concernée par cette coupure, les températures étant alors très basses.
À travers mon expérience et les activités auxquelles j’ai participé au cours de mes quelques jours sur place, je vais essayer de vous dépeindre le caractère unique de cette dynamique de lutte collective.

La Dérouillée, l’atelier vélo
Dimanche, le lendemain de mon arrivée, c’est le jour de la permanence hebdomadaire de La Dérouillée, l’atelier d’auto-réparation de vélo.
Cela tombe parfaitement car je me suis acheté une chaîne pour remplacer la mienne et une de mes commandes de vitesse est cassée. Deux personnes sont là pour me présenter l’atelier et me filer un coup de main si nécessaire. Une splendide fresque détaillée de la décomposition de toutes les pièces d’un vélo couvre l’un des murs de la salle.
Les outils sont bien rangés sur des clous le long du mur et de multiples pièces détachées de récupération sont ordonnées dans des caisses sur de grandes étagères. J’y trouve d’ailleurs un ancien modèle de commande de vitesse en parfait état, qui se place entre les jambes sur le cadre. Cette belle trouvaille remplacera ma commande toute fichue et me permettra de revenir à un modèle plus rustique, donc moins fragile et plus réparable.

Le Jardin Des Maraîchèr·es
Le lundi, je file un coup de main au Jardin Des Maraîchèr·es (JDM). Dans le jargon du JDM, les « coups de main » sont les personnes qui viennent aider les jours dédiés (lundi et jeudi). Elles sont invitées à déjeuner sur place et repartent avec des légumes, s’il y a de la récolte.
En période de récolte (printemps/été), un marché à prix libre de vente des légumes se tient tous les jeudis en fin de journée. Le Foufournil (collectif de boulangerie des Lentillères) vend aussi du pain et d’autres activités ou stands peuvent s’y tenir, pourvu que ce soit à prix libre. Le JDM est vraiment joli et étendu, il occupe une zone de passage plutôt centrale au sein du quartier.
D’autres projets de maraîchage cohabitent sur la friche, tels que les grandes cultures de patates et de courges ou le Pot’colle, le potager collectif qui correspond à la première zone cultivée lors du début de l’occupation. J’ai beaucoup aimé cette journée et je retournerai au JDM jeudi en ramenant un ami d’école qui a grandi à Dijon et qui ne connaissait pas le quartier. Il sera surpris de découvrir ce monde parallèle et surtout d’entendre autant les oiseaux chanter en restant dans Dijon.

La Chouchou, cantine végane
Le lendemain, je me joins à l’équipe de la Chouchou, la cantine végane solidaire à prix libre. À midi, on monte sur les vélos direction le marché des Halles dans le centre de Dijon, en tractant une remorque remplie de caisses. Là-bas, on demande aux commerçant et commerçantes les invendus ou tout ce qu’on veut bien nous offrir pour le repas du lendemain midi.
Les personnes du marché sont habituées à notre passage car cela fait un an que la Chouchou propose ces déjeuners tous les mercredis. Certaines personnes n’ont rien à nous donner ou préfèrent jeter dans leurs poubelles. D’autres ont mis en place un système de paniers anti-gaspi payant avec des applications mobiles. Mais la plupart ont plein de choses pour nous régaler et nous repartons bien chargés avec une dizaine de grosses caisses remplies.
Ensuite, retour au quartier pour le lavage et la découpe de tous ces beaux fruits et légumes. Plusieurs personnes viennent se joindre à nous. Je discute notamment avec l’une d’entre elles, venant du Maroc, qui me parle de son arrivée déprimante à Dijon. Grâce aux Lentillères, elle a ensuite obtenu un jardin qui est apparu comme une « bouffée d’air ». Des petites parcelles de jardin au sein de la friche sont assignées gratuitement aux personnes qui en font la demande.

Après avoir mis en évidence les ingrédients à disposition, on réfléchit aux recettes qui pourraient être cuisinées et certaines personnes partent aux courses pour compléter. Il s’ensuit une après-midi et soirée de cuisine qui fait éclore progressivement de succulents plats. Cet atelier de cuisine collective se prolonge en musique et continue le lendemain matin pour finir les derniers préparatifs.
Ensuite, place au service pour une soixantaine de personnes. Salade clémentine-carottes, concombres à la crème, légumes au four, arancini de panais et de navais, brioche au brocoli, carrot cake, gâteau de semoule au fenugrec… Cette dégustation végétale donne le sourire aux participant·es.
À 13h12, la criée a lieu et nous lisons à voix haute les petits mots inscrits par les personnes venues manger. Des mots doux pour les volontaires de la Chouchou, des annonces d’événements ou encore un efficace « Ciao Marine ».

Solidarité spontanée
Pendant le service, nous avons appris qu’un grand groupe de personnes avait été délogé d’un squat dans la banlieue dijonnaise. La majorité de ces personnes sont exilées, sans papier et donc n’ont aucune autre solution de logement.
Les Lentillères étant en contact avec elles, l’information arrive vite à la Chouchou, ce qui permet d’envoyer une bonne trentaine de repas pour rendre un peu moins douloureuse cette situation critique.
Depuis le début de l’histoire du Quartier, des espaces d’accueil pour les personnes exilées et un soutien administratif ont été mis en place. Aujourd’hui, une partie des personnes habitant le quartier sont sans-papiers et s’y construisent un espace de sécurité et de liberté pour souffler.

Le marché pirate
Dans la semaine, des récupérations dans les poubelles des grandes surfaces ont aussi été organisées pour le marché pirate. Je n’ai pas aidé pour les sessions récup’ mais j’étais là pour le montage et la tenue du stand.
L’idée est d’y donner les produits destinés à finir à la poubelle. Bien sûr, ces articles ont été triés et lavés par des personnes volontaires. Normalement, avec l’accord du gérant, le stand est tenu devant un supermarché pour insister sur l’aberration de jeter ces aliments en très bon état. Le gérant du supermarché n’étant pas là pour nous donner le feu vert, nous nous installons cette fois-ci à la sortie d’un parc.
Une fois en place, nous nous approchons des passant·es à proximité en leur parlant de nos fruits et légumes et peu montrent de l’intérêt de prime abord. En nous y reprenant en précisant que c’est gratuit, une lumière éclaire leurs yeux et l’intérêt devient tout autre.
Avec beaucoup de curiosité, les personnes se rapprochent et découvrent des cagettes remplies de patates, d’oranges, de clémentines, de brocolis, de salades mais aussi des produits laitiers, du pain et plein d’autres produits transformés. Étonné·es et reconnaissant·es, les promeneur·ses remplissent leur sacs de provisions, ou transforment leur tee-shirt en poche de kangourou pour contenir la nourriture sauvée de la poubelle.
C’est l’occasion de leur parler des Lentillères, du projet d’écoquartier et de toutes les activités proposées au quartier. La plupart connaissent mais n’y ont jamais mis les pieds. D’autres découvrent et s’étonnent de ne pas en avoir entendu parler avant, vu tout ce qu’il s’y passe. Nous en profitons aussi pour parler de la diffusion du film des Lentillères qui a lieu le lendemain et de la visite du quartier qui suit, comme chaque premier dimanche du mois.

15 ans de lutte, ça se fête !
J’ai de la chance que ma venue tombe sur la projection et la visite mensuelles.
Dimanche en fin de matinée au ciné indépendant El Dorado, je vais allègrement voir « Une île et une nuit », le fameux film. Ce long-métrage a été écrit et tourné entre 2021 et 2023 au Quartier Libre des Lentillères sur la base d’ateliers de co-création avec les habitants et habitantes. Ce n’est pas un documentaire mais une fiction poétique, décousue et politique tournée à l’argentique qui joue sur des images fortes, qui montre la multiculturalité (11 langues sans sous-titres), les différents récits qui amènent à rejoindre le quartier, les différentes facettes de la lutte… Ces images me touchent beaucoup.

Même après une semaine passée sur place, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre sur l’histoire des différents espaces des Lentillères donc je me joins à la visite du lieu. Je suis content de retrouver des personnes que j’avais rencontrées au marché pirate et que j’avais invité à ce tour.
Cela nous amène à passer dans des lieux que j’ai peu fréquentés ces derniers jours, tels que la Maison Commune qui est en chantier en mixité choisie (sans hommes cisgenres), la Rebouterie où il y a du matériel médical et des plantes médicinales pour se soigner, le Snack Friche ou la Grange Rose où sont organisés des concerts, ateliers, réunions, le Free-shop pour se trouver des vêtements et d’autres choses gratuitement, la Toto-école pour apprendre la conduite de voiture, le grand BMX-park…
J’arrête cette énumération car les mots de cet article ne suffiront de toute manière pas à transmettre la puissance de la lutte qui s’organise ici. La meilleure manière de la comprendre, c’est de la vivre sur place et la fête des 15 ans d’occupation qui a lieu du 30 mai au 1er juin en est une bonne opportunité !
