Réinventer la mobilité en milieu rural : expérimenter le changement par la joie et la découverte

L’association In’VD (Innovation Véhicules Doux), regroupe un collectif d’habitant.e.s des Grands Causses qui agit en faveur de mobilités alternatives en milieu rural de moyenne montagne. Ce collectif pense et met en place des véhicules intermédiaires, les VELIS – chaînons manquant entre la voiture et le vélo – mis à disposition à d’autres habitant.e.s lors des périodes d’expérimentations. Ces expérimentations sont au cœur du projet pour donner du poids aux VELIS, considérant que les testeur.euse.s peuvent en avoir un usage quotidien sur un durée de deux fois un mois. À travers une approche pragmatique, In’VD s’intéresse aux besoins en termes de mobilité des habitant.e.s des environs.
« On ne fait pas de changement s’il n’y a pas de sens », affirme Hélène Jacquemin, co-fondatrice de l’association avec Michel Jacquemin. Il est donc essentiel de véhiculer la notion de plaisir pour mener à un changement. À travers cette affirmation, Hélène nous invite à questionner le rôle des émotions dans l'adoption de nouvelles habitudes et dans le processus de changement, en particulier dans le domaine des mobilités alternatives.
L’attention portée aux émotions semble assez centrale dans votre approche de la transition. Pourquoi, selon toi, est-il important de comprendre le rôle des émotions dans des dynamiques de changement ?
Hélène – Quand on a lancé In’VD, ce qui était évident pour moi, c’est que toute cette transition des mobilités qu’on voulait amener dans les territoires ruraux, il fallait qu’elle se fasse dans la joie et la bonne humeur, que ce ne soit pas contraint. Ce qui est contraint génère de la souffrance. La douleur, c’est quelque chose qui fait mal au corps par exemple, mais la souffrance c’est quelque chose qui fait mal à l’esprit. C’est très douloureux, et on avait aucune envie que la transition soit douloureuse. Elle est bien plus intéressante quand elle donne envie, quand elle est signe d’une aventure par exemple. Comme j’ai travaillé dans la médiation pendant dix-huit ans, quand on a lancé In’VD avec Michel, c’était évident qu’il fallait que je m’en serve aussi pour en faire quelque chose de porteur. Pendant ma formation, j’ai découvert les sciences cognitives qui s’attachent à comprendre le fonctionnement du cerveau. Faisant partie intégrante du cerveau, il y a tout ce qu'on appelle les émotions : la peur, la tristesse, la colère, la joie, le dégoût, etc. Ça m'a intéressé parce que j'ai enfin compris que les émotions, ce n’est pas tabou, mais quelque chose d'utile. J’ai aussi compris qu’il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises émotions : il y a des émotions qui sont là et on s'en sert ou on ne s'en sert pas, on comprend ce qu'elles disent ou on ne veut pas comprendre ce qu'elles disent. Les émotions ont une fonction, et ça c'était tout nouveau au début des années 2000. Par exemple, pleurer, c’est une manifestation de la tristesse. Et la tristesse est une fonction utile pour aller vers un changement.
Comment parvenez-vous à impliquer les habitant.e.s dans vos initiatives ? Et comment ces nouveaux modes de déplacement sont reçus et appropriés par les testeur.euse.s ?
On n’a pas voulu être une association d’écolos, on a voulu être une association d’habitant.e.s qui travaille à proposer des alternatives à la mobilité. Et comment amener ça ? Par des événements festifs, joyeux, des expérimentations, etc. Le fait d’amener les gens à essayer d’autres façons de se déplacer, sur la base du volontariat, c’est intéressant parce que là aussi ça rejoint les émotions. Quand on essaie quelque chose, soit ça plait, soit ça ne plait pas. Mais quoiqu’il en soit, ça va produire une émotion – de surprise, d’indignation, de mécontentement, ou au contraire d'enthousiasme. Mais à la base il y a beaucoup de surprise, et la surprise c’est une émotion qui va ancrer l’expérience. Lorsque l’expérience est renouvelée, il va y avoir d’autres émotions qui vont naître de ça. Par exemple, si tout à coup une voiture me serre et m’envoie dans le bas-côté, cette expérience sera vécue négativement et pensée à travers de la peur. Au contraire, si les gens vous klaxonnent, vous interpellent en demandant « mais c’est quoi votre véhicule ? C’est super ce que vous faites ! », l’expérience sera vécue de manière complètement différente. Dans ce cas, ça ancrera une expérience très joyeuse et on aura envie de revivre ces émotions.
Dans notre vie, tout ce qu’on a traversé va être vécu à travers des émotions qui vont marquer leur empreinte et qui vont faire qu’on va se diriger vers tel type d’expérience ou tel type d’initiative plutôt que tel autre. Et ça c’est quelque chose qu’on vit dans l’association aussi. C’est pour ça qu’on essaie de véhiculer beaucoup d’enthousiasme, de plaisir, dans tout ce qu’on peut faire faire. On s’en rend compte aujourd’hui dans les retours d’expérimentation des testeur.euse.s qui vont nous dire par exemple que tel véhicule leur a plu pour telles raisons. Ça va contribuer à ancrer cette expérience et en faire quelque chose de « moi je l’ai vécu ». Rien que le fait de dire « moi j’ai vécu ça », ça peut amener à changer ne serait-ce que le regard sur les mobilités.

À partir des expérimentations, comment pensez-vous générer un changement d’habitudes ?
C’est très difficile de changer car ça consomme beaucoup d’énergie et notre cerveau, qui est l’organe qui consomme le plus d’énergie de tout le corps, est conçu pour produire le moins d’efforts possible. C’est par exemple des trucs tout bêtes : je prends des couteaux de cuisine et au lieu de les mettre dans le tiroir habituel, je vais les mettre dans un autre tiroir. Faites l’expérience, vous allez vous rendre compte que vous allez les remettre là où ils étaient, parce que votre cerveau y est habitué. Changer les habitudes, ça va vous demander un effort supplémentaire que vous n’avez pas envie de fournir. Déplacer les couteaux de tiroir, c’est comme créer un nouveau petit chemin neuronal indiquant leur nouvel endroit, à côté de l’ancienne autoroute qui continue d’associer les couteaux au tiroir habituel. Il faut alors habituer le cerveau emprunter ce nouveau chemin. Et plus vous allez prendre ce petit chemin, plus il va grandir et l’autre va diminuer parce qu’il n’est plus utilisé.
Le changement se passera mieux s’il y a quelque chose qui donne envie d’aller faire cet effort-là, ce changement-là. C’est difficile, parce que chaque individu a ses propres désirs, envies, motivations, etc. En plus de ça, comme c’est quelque chose qui est propre à chaque individu, il ne nous appartient pas d’aller chercher dans l’individu ce qui va le faire changer. En revanche, on peut peut-être créer, dans un environnement, tout un ensemble de situations qui vont peut-être permettre à certaines personnes de faire un petit pas vers du changement. Tout ce qu’on fait dans les expérimentations, dans les événements comme « Roultoudou une semaine sans ma voiture »[1]. Ça s’appuie sur ces leviers. On préconise une durée d’expérimentation d’un mois, car pour qu’un changement devienne une habitude complètement intégrée, il faut le répéter pendant un certain nombre de jours. Il faudrait environ vingt-et-un jours REFERENCER pour qu’un changement soit vraiment intégré, devienne un automatisme.
À quel point les testeur.euse.s sont prêt.e.s à adopter ce changement de manière durable ?
Au départ, les testeur.euse.s demandent des véhicules à mobilité passive, c’est-à-dire 100% électrique, comme la Biró, l’AMI. L’idée c’est que les testeur.euse.s testent un premier véhicule de leur choix, souvent à mobilité passive, mais qu’ielles vont également tester un deuxième véhicule qui sera quant à lui à mobilité active. […] On se rend compte que la plupart des personnes qui ont testé une mobilité active disent que finalement c’est pas mal. Presque 100% de celles et ceux qui ont testé des véhicules à mobilité active rapportent que c’est très chouette aussi.
Plus le test est positif, plus il y a de chances que ça dure. Après, ce qui peut faire que ça ne va pas durer, c’est qu’il se passe trop de temps entre le moment où l’expérimentation s’arrête pour elleux, et le moment où ielles vont renouveler une expérience de ce type […]. On peut toutefois espérer qu’en l’espace d’un mois, ielles auront acquis suffisamment de conscience de leur capacité à agir et de plaisir éprouvé pour que ça puisse perdurer. Encore une fois, si le chemin vicinal s’est transformé en route départementale, mais que la route départementale n’est plus utilisée pendant six mois, il y a un risque qu’elle disparaisse.

[1] C’est un kit destiné à des collectivités, à des associations ou des entreprises. Il a pour objectif d’aider à mettre en place l’événement « une semaine sans ma voiture », en incitant un maximum de personnes à se déplacer différemment pendant une semaine.