La douce cavale de Lother et Jóhanna

La douce cavale de Lother et Jóhanna

16/11/2024 - Le Cheylard, Ardèche. Nous avons rencontré Lother et Jóhanna, installé.e.s dans un champ au bord de l’Eyrieux avec leurs deux juments et leur roulotte. Ielles sont là depuis une semaine, Jóhanna repart demain et Lother dans deux jours. Cela fait maintenant six ans que Lother vit en roulotte. En 2018, son père et lui sont partis avec un groupe d’une quinzaine de personnes en roulottes, en direction de la Bulgarie. Avant cet événement, Lother vadrouillait, en particulier en stop et en vélo. Il est maintenant accompagné de deux juments, de trois et seize ans. La plus jeune est en train d’être formée pas la plus âgée. Lother envisage d’acheter une nouvelle jument cet hiver afin qu’elle soit également formée par la plus âgée. À terme, lorsque le binôme des deux jeunes fonctionnera, il vendra la plus âgée pour qu’elle puisse former d’autres chevaux ailleurs.

Jóhanna accompagne Lother pour se former, avec pour objectif de vivre en roulotte avec des chevaux. Après avoir échoué au bac, Jóhanna est partie à vélo vers le Maroc depuis la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avec un collectif composé d’une quinzaine de personnes, se rattachant au mouvement des Indignés, en vivant d’arts et de spectacles de rue, des récups, et des rencontres au fil de la route. Après neuf mois à vélo, s’être ouverte sur d’autres manières de vivre, en lien avec des causes politiques et l’anarchie, elle quitte Almería, où le collectif s’est arrêté, pour Grenade. Poursuivant un mode de vie nomade, elle s’est déplacée pendant cinq ans en stop, en camion avec des copain.e.s, en vélo, en bateau, à pied et vivait notamment d’activités saisonnières. Expérimenter la route à vélo, c’était partager l’espace avec les automobilistes, et donc d’être en rapport avec ce qu’elle s’attache justement à éviter, malgré le choix d’un mode de déplacement alternatif, note Jóhanna.

La roulotte renvoie à tout un imaginaire, un imaginaire spectaculaire : elle interpelle, intrigue celles et ceux qui la croisent sur leur chemin - mais aussi très lié aux tziganes. Pour Jóhanna, vivre en roulotte est un rêve de petite fille. Petite, elle voulait être une sorcière avec ses plantes médicinales, une roulotte et des chevaux, nous raconte-elle. Pour elle, la vie en roulotte couplerait ce rêve de petite et la nécessité d’être nomade, pour reprendre ses termes. 

Lother dit avoir été intéressé pendant longtemps par la vie en roulotte. La traversée jusqu’en Bulgarie a constitué un élément déclencheur, puis il a suivi une semaine de formation en débardage[1] et a acheté ses juments. Il avait pour ambition, avec un collectif, de s’installer en tant que paysan-boulanger en traction animale. N’ayant pas eu d’accès à la terre pour s’installer, le collectif a éclaté et l’idée était donc de s’entraîner à travailler avec des chevaux sur la route et de s’arrêter ensuite pour continuer de travailler avec. Pour lui, la vie en roulotte renvoie à la fois à un certain imaginaire, et à la possibilité de développer d’autres manières d’être au monde. C’est ainsi qu’il considère davantage la roulotte en tant que mode de vie politiquement engagé plutôt qu’un mode de déplacement. Il s’agit d’un choix délibéré et conscient de s’écarter des modes de vie conventionnels dictés par le système dominant capitaliste, nous explique-t-il. Ainsi, vivre en roulotte ne se résume pas à un simple mode de vie alternatif, mais devient un acte politique visant à montrer qu’il est possible de vivre autrement, hors des cadres préétablis. Cette démarche constitue une remise en cause des normes imposées par le système dominant, notamment celles qui structurent le modèle économique fondé sur la croissance et la surconsommation. Elle remet également en question les modèles dominants en matière d’habitat, influencés par les codes de l’urbanisme, les exigences de propriété, les politiques sociales standardisées en matière de logement[2].

 

Lorsqu’il est en déplacement, Lother effectue rarement plus de quinze kilomètres par jour, bien que ce soit faisable de faire trente à quarante kilomètres par jour, ce qui reviendrait à traverser la France en un mois. Si la roulotte est un moyen de déplacement lent, les déplacements en traction animale peuvent être relativement rapides : au trot, un cheval peut aller à une vitesse de vingt kilomètres à l’heure. Sous l’Ancien Régime, dans un cadre de manifestation sportive, la course d’attelage de chevaux de trait de Boulogne-sur-mer à Paris organisée pour acheminer du poisson, se réalisait en vingt-quatre heures. La traction animale peut également être pertinente et efficace sur des distances plus courtes et être appliquée dans des cadres de ramassage scolaire, d’entretien d’espaces verts, de collecte des déchets, ou au niveau du tourisme, comme cela a été expérimenté au Mont Saint Michel. La traction animale serait alors une solution technique qui a été abandonnée pour des raisons plus idéologiques que d’efficacité. Il y a tout d’abord eu des raisons hygiénistes qui ont poussé à abandonner la traction animale (gestion des excréments par exemple), puis idéologiques. Les raisons idéologiques renvoient à des choix techniques et sociaux qui ne se fondent pas uniquement sur des critères d’efficacité ou de praticité, mais qui sont profondément influencés par des idées dominantes sur ce que représente le progrès et la modernité. L’abandon de la traction animale suit ainsi une idéologie du progrès dont la voiture en est devenue un emblême, en termes de mobilités. Pour aller plus loin, la modernité était assimilée au moteur thermique et correspond désormais au moteur électrique. C’est-à-dire que tout ce qui va dans le moteur électrique est en lien avec ce qui est considéré comme moderne. C’est ainsi que les choix techniques sont orientés par des idéologies modernistes. « Pourquoi on n’utilise pas de chevaux aujourd’hui sur plein de tâches où ce serait très efficace ? C’est pour une idéologie moderne du progrès, de ne pas dépendre du vivant en fait, de ne dépendre que des inventions humaines » (Lother). La modernité est alors associée à la machine et à l’autonomie humaine. Dans ce cadre, le moteur thermique, puis le moteur électrique, symbolisent une rupture avec la dépendance du vivant. Ces choix techniques reflètent donc d’une vision idéologique de la modernité et renforcent une logique économique et industrielle extractivisme.

Par ailleurs, Lother et Jóhanna s’accordent sur le fait que vivre en roulotte et avec des chevaux facilite beaucoup les échanges et les rencontres. La roulotte attire le regard, intrigue, suscite des questions. Mais derrière cet aspect spectaculaire et intriguant, il y a la nécessité. Le besoin de trouver un endroit où se poser avec les chevaux, ce qui implique souvent de demander aux habitant.e.s une permission de s’installer à chaque halte.  Une demande qui est souvent accueillie positivement. C’est aussi relativement facile de trouver un endroit car, de l’herbe il y en a partout finalement et elle ne vaut plus rien.

Jóhanna compare cette expérience avec ses expériences précédentes, en camion, en stop, à vélo, etc. Pour elle, rien n’égale la roulotte dans les rencontres qui s’offrent à elle. Elle explique que les autres modes de voyage permettent une relative autonomie car il y a moins de nécessité. C’est ainsi que le fait d’être en nécessité, d’avoir besoin de terrain pour les animaux, oblige à aller vers la demande, faire des rencontres. Même si les personnes rencontrées ne sont pas forcément aptes répondre à un besoin spécifique, elles peuvent connaître d’autres personnes qui le sont et t’orienter. Pour Jóhanna, le fait d’être avec des animaux ou de voyager à plusieurs créé des besoins supplémentaires et l’oblige à remplir les besoins des autres tandis qu’elle ne l’aurait pas nécessairement fait pour elle. Lors d’expériences précédentes seule, elle nous dit s’être autorisée plus facilement à basculer en « mode survie », ce qui n’est pas envisageable avec la roulotte car il faut nourrir les chevaux, faire en sorte qu’ils se reposent, prendre soin des personnes et/ou des animaux qui t’accompagnent. Lother explique également qu’il fait souvent appel aux compétences des personnes qu’il rencontre, pour réparer la roulotte, soigner les juments, gérer des imprévus, par exemple. Il faut alors accepter de laisser son égo de côté, de ne pas avoir peur de déranger : « ce qui fait que je suis capable de faire ce que je fais, c’est que je suis capable de demander à des gens », pour Lother. La roulotte favorise ainsi des rencontres et des discussions riches. Ces échanges se traduisent également par des services rendus et participent aux moyens de subsistance de Jóhanna et Lother qui privilégient le troc, avec des maraîcher.e.s par exemple, plutôt que le rapport avec l’argent, même s’il y a toujours un peu d’argent qui reste nécessaire. En parallèle, Lother met en scène des conférences gesticulées et Jóhanna développe son art afin de pouvoir être indépendante partout et de ne pas avoir besoin de s’arrêter pour travailler. C’est ce sur quoi travaille Jóhanna actuellement, et en particulier sur le fait de se permettre de vendre son art. L’idée de transformer son art en source de revenus résulte d’une longue réflexion et relève d’une certaine acceptation. Cela renvoie en effet à la cohérence entre ses valeurs et son mode de vie – sur laquelle elle se questionne ; sur la manière de faire cohabiter le fait de vivre dans ce monde tout en refusant beaucoup de choses dans ce monde, tels que ce qui est associé à la modernité, l’individualisme. C’est un compromis avec le monde actuel, c’est accepter qu’il n’est pas possible de tout refuser de ce monde. Mais c’est aussi jouer avec les règles du système pour rester en accord avec ses valeurs et continuer de vivre.


[1] Le débardage renvoie au transport des arbres abattus depuis le lieu de coupe vers le lieu de dépôt.

[2] Auger Émilie, 2023, « “Mon camion, c’est ma maison”. Quand le véhicule-habitation vient questionner la norme d’habitat », in Revue française des affaires sociales, vol. 1, p. 89-108.

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