Le bois des loups, un refuge qui n’appartient à personne
Bonjour, je m’appelle Jade, je suis en service civique pour la Coopérative Oasis et Les Chemins de la Transition. Dans le cadre de cette mission, je réalise un tour de France des écolieux.
Avec l’équipe des deux associations, nous avons émis l’idée qu’il serait judicieux que j’explore et visite des « écovillages hors radar » pour leur proposer de se connecter au réseau, afin d’échanger des savoirs ou de tenter de comprendre pourquoi certains choisissent de ne pas se connecter. En octobre dernier, par l’intermédiaire d’une amie, j’ai pu rencontrer un habitant des Bois des Loups (nom inventé pour préserver l’anonymat du lieu).
Le Bois des Loups est un ancien centre de vacances composé de six grands bâtiments, situé en montagne sur un terrain de plusieurs hectares. Dans les années 2010, les bâtiments ont été déclarés dangereux. L’année suivante, d’anciens moniteurs de colonies de vacances du lieu ont décidé de revenir et ont commencé à réinvestir les lieux. Cet endroit est devenu ce que l’on appelle communément un squat.
Par souci de discrétion, j’ai choisi d’écrire cet article pour parler des Bois de façon anonyme (je précise les raisons de ce choix plus bas). Je vais commencer par raconter mon expérience dans ce lieu et les différents aspects qui m’ont intéressée.
Un lieu ressourçant
C’est un lieu bucolique dans la montagne. Les habitants et habitantes sont imprégnées de cette nature qui les entoure. Certains s’en sentent même les gardiens. C’est un lieu où l’on se sent en symbiose avec les éléments : la forêt, la montagne, le vent, la pluie. Un lieu où l’on se ressource. Beaucoup le nomment refuge.
Il n’y a pas beaucoup de réseau, voire pas du tout selon les endroits, ce qui fait que les gens sont sur leurs téléphones plus occasionnellement, voire n’en possèdent pas. C’est un lieu hors champ, hors du temps, où l’on peut véritablement déconnecter.

Tout le monde est bienvenu
« Les Bois » est un lieu ouvert. N’importe qui peut y aller et dormir dans un des dortoirs mixtes ou non mixtes. Quand j’y suis allée, il y avait de nombreux lits disponibles et beaucoup de couvertures. On peut y séjourner deux semaines. Ensuite, lors des réunions, qui ont lieu toutes les deux semaines, il faut se présenter, et le collectif prend une décision commune sur l’autorisation de prolonger le séjour.
Si la personne qui arrive est très problématique, le collectif s’auto-organise pour la faire partir. Cela permet de rester accueillant et très inclusif, tout en maintenant le bien-être de la communauté.
Une charte des Bois a été rédigée, dans laquelle on trouve un passage sur la prise en compte des privilèges vis-à-vis de l’accueil. Cela signifie prendre en compte, par exemple, si une personne a ou non des papiers, un logement, le droit aux aides sociales, la possibilité de travailler, ou si elle fait partie d’une minorité (raciale, sexiste, de genre, etc.).
Lors de mon séjour de deux semaines, je n’ai pas eu besoin de demander une prolongation de séjour à la communauté, et il y avait beaucoup de lits disponibles, donc je n’ai pas eu à négocier.
Le soir de mon arrivée, après une journée de train et un covoiturage, j’ai pu trouver une petite cabane de couvertures, équipée d’un lit simple, d’une petite table avec une lumière et une penderie, dans le dortoir non mixte. J’étais très confortable.
Les différents espaces des Bois
Les Bois est un lieu de vie hybride, un laboratoire des possibles où cohabite une grande diversité de personnes. Il y a différents types de logements : chambres individuelles ou appartements dans les bâtiments existants, un dortoir mixte, un dortoir non mixte, des camions aménagés, des yourtes, des cabanes, des caravanes.
Sur place, il y a plusieurs ateliers : un très grand atelier bois, une forge, un atelier d’arts plastiques, un atelier d’arts vivants, un atelier couture, et un atelier vélo. Il y a également : un potager, une chèvrerie, un free-shop, quatre cuisines communes, deux salles de bains communes, une salle de sport, une grande salle salon-salle de fête, appelée « le commun ». Elle est équipée de nombreux canapés agencés autour d’un immense poêle à bois.
On trouve aussi un skate-park, deux bibliothèques, un studio de musique, une laverie et une fromagerie.
Le collectif des Bois
Une quarantaine de personnes habitent actuellement aux Bois. Certaines y vivent à l’année, d’autres partent et reviennent. Les âges vont de 1 à 52 ans. Elles habitent les Bois depuis 2, 3, 5, 10 ans, etc.
Les habitants disent souvent que, lorsqu’on vient, on finit toujours par revenir.
Il y a une majorité d’hommes qui vivent sur le lieu, quelques personnes queer, mais très peu de femmes cisgenres. Apparemment, cela n’a pas toujours été le cas, mais en ce moment, les hommes sont en surnombre, ce qui pose problème à certaines personnes.
Parmi les habitants, il y a beaucoup d’artisans : des charpentiers, un forgeron, des menuisiers, des herboristes, un tailleur de pierre, des intermittents, des musiciens, des plasticiens, des sociologues, des maraîchers, un apiculteur-distillateur. C’est un lieu de savoirs et de reprise de savoirs.
Crystal me confie : « Je ne me qualifie plus de tailleur de pierre. Avant, j’avais besoin de me nommer ainsi pour qu’on me valide. C’est une étiquette qui ne me correspond plus. » Les habitants sont des touche-à-tout avec des intérêts variés.
La nourriture, entre récup’ et troc
Dans les cuisines, il y a des étagères communes et des étagères personnelles. Beaucoup de nourriture est mise en partage. Les résidents et les personnes de passage déposent de la nourriture dans les étagères communes. Une grande partie de la nourriture provient de la récupération légale d’invendus de supermarchés. Quand j’y séjournai, il y avait une tonne de pain à bruschetta, des capsules de café sauvées des poubelles de marques que l’on utilisait dans une presse à la française, des repas sous vide, des chocolats industriels, des saucissons au chorizo, des fromages, des yaourts… bref, tout ce que l’on trouve dans un supermarché. Souvent, les mêmes paquets sont jetés en lot.
Deux fois par semaine, des habitants vont aider des maraîchers sur leur production en échange de légumes pour la communauté. Ce troc permet d’obtenir une abondance de délicieux légumes bio de variétés anciennes, disposés dans les cuisines en libre-service.
Souvent, des personnes cuisinent de grosses quantités pour les autres. Des petits groupes mangent ensemble : grandes soupes, grandes fournées de cookies, etc. Parfois, des habitants organisent des repas collectifs, mais le plus souvent, les gens s’organisent de façon organique dans les différentes cuisines.
Et PLAF, l’argent !
La finance du lieu fonctionne avec la Participation Libre Aux Frais.
Il est demandé aux habitants et aux gens de passage d’y contribuer.
Le prix indicatif est de 40 € par mois qui correspond aux frais de chantier, atelier, électricité, d’eau, d’internet et de bois de chauffe.
Un lieu profondément anti-capitaliste et résilient
Après avoir séjourné là-bas une dizaine de jours, j’ai pu constater que le collectif des Bois a un mode de vie très résilient. Récupération d’invendus de supermarchés, troc de travail contre légumes locaux, interdiction des chauffages électriques et des sèche-cheveux, la plupart des habitants ne se douchent pas tous les jours, toilettes sèches, les lamas servent de débroussailleuses… Production locale de légumes, de miel, élevage de cochons, production de fromage de chèvre.
Ils sont très investis dans le réemploi. Tout le mobilier des Bois, les ustensiles, l’électronique sont issus de la récupération. Il n’y a vraiment rien de neuf. Quand j’étais là-bas, une personne avait un plan pour récupérer du bois, et cinq autres sont parties en chercher pour le stocker et chauffer les différents espaces. La plupart des pièces sont équipées de poêles à bois. D’ailleurs, il y a un forgeron qui transforme des bouteilles de gaz en poêles à bois. Toutes les cuisines sont équipées de composteurs qui vont au jardin pour servir d’engrais ou sont donnés aux poules.
Il y a une réparatrice des Bois, très compétente en électronique, qui répare de nombreuses visseuses et appareils électroménagers. Il n’y a qu’une machine à laver pour les 40 habitant·e·s, et cela fonctionne.
Un lieu menacé ?
La maire, qui entend désormais faire du tourisme l’axe central du développement de la ville, voudrait déloger les Bois des Loups, car la création d’une dizaine de logements haut de gamme à 1,5 km laisse entendre que le squat ne correspond plus aux ambitions de la mairie. Merlin me disait : « Il n’y a pas d’épée de Damoclès. » Ou Paraclé : « On est ici chez nous, ce n’est pas un squat, c’est notre maison. » Son discours m’a touchée, car il disait que nous sommes terriens, et c’est notre droit premier d’habiter cette terre et de questionner la notion de propriété. Apparemment, le lieu n’a jamais cessé d’être menacé, mais cela fait quand même 15 ans que cela perdure.
Pourquoi j’ai rendu le lieu anonyme
La majorité des habitants sont contre la promotion et la diffusion du lieu. Il faut dire qu’il se trouve dans un flou juridique. C’est une situation un peu bancale.
C’est pour cette raison que j’ai décidé d’adopter un nom de code pour désigner le lieu et les habitants. Le Bois des Loups est un nom choisi, et tous les autres pseudonymes des habitants sont fictifs. Une personne qui est déjà passé par « les Bois » peut facilement comprendre de quel lieu il s’agit. J’ai fais ça pour ne porter préjudice à personne.
En séjournant aux Bois, j’ai eu l’opportunité de me questionner sur ce qui méritait d’être divulgué et ce qu’il valait mieux garder pour soi. Au départ, j’avais la volonté de réaliser un film, une sorte de patchwork de plans fixes mis bout à bout, collés à des enregistrements pour partager des idées et l’atmosphère du lieu de manière poétique. J’ai vite déchanté en comprenant que la plupart des habitants étaient contre. Les images peuvent porter préjudice et, apparemment, cela aurait déjà été le cas dans le passé.
C’est aussi pour protéger les habitants d’un éventuel risque de surpopulation. En effet, lorsqu’un lieu est médiatisé, il prend le risque d’être surpeuplé, surtout lorsqu’il est ouvert à n’importe qui, comme c’est le cas ici. Parfois, la médiatisation change totalement la nature et l’énergie d’un espace. Je pense notamment à une cascade situé sur un site peu connu. Aujourd’hui cet endroit est devenue très touristique à cause de vidéos promotionnelles diffusées par certains influenceurs.
Ce que je retiens des Bois
Les Bois sont un véritable lieu d’expérimentation. Le potentiel est exponentiel. Le fait que ce soit un lieu qui n’appartienne à personne fait de cet endroit un terrain de jeu sans bornes, où l’on n’a pas besoin de demander l’autorisation pour construire quelque chose, puisque « il n’y a personne pour nous la donner ». La situation ambiguë fait de cet endroit un lieu d’interstices où tout est possible. Un lieu de rêve qui se crée et continue de se créer selon les personnes qui l’environnent, l’entretiennent et l’investissent.
C’est un endroit où l’on expérimente des façons d’habiter qui soutiennent la vie. J’ai aimé voir l’esprit d’initiative et de communauté de beaucoup de personnes, le fait qu’on m’ait accueillie sans attendre le moindre retour, c’était précieux et surprenant. J’ai aimé voir les chemins originaux que suivent beaucoup d’habitants qui s’inventent des métiers pleins de créativité. Je pense notamment à Thymus, qui compose des tisanes selon les besoins de chaque personne, ou Bourdon, qui a créé un délicieux élixir d’hydromel à base de décoction de millepertuis, à Crystal, qui a construit une magnifique cabane isolée de couvertures en laine feutrée.
Ce séjour m’a donné beaucoup d’énergie et d’espoir, l’envie de résister à l’acceptation de vivre dans un monde capitaliste et consumériste. Un refuge pareil, ce genre de laboratoire d’expérimentation du vivre-ensemble, par sa nature, représente une menace existentielle pour l’ordre établi mondialisé qui exige que tout soit objectif, quantifié, et monétisé. Même si ce lieu est loin d’être parfait sous bien des aspects, il y a quand même beaucoup de choses positives qui naissent et continuent d’émerger au sein de cette communauté.